A un moment où on parle beaucoup de la démarche scientifique, il est peut-être utile d'explorer un peu :
Au fond qu'est-ce que la démarche scientifique ?
Je vais tenter - dans le cadre de ces Bio-Review - de me distancer d'un débat pourtant crucial, pour une forme de review ici aussi : rassembler quelques réflexions issues des recherches sur cette question et qui pourront nourrir le débat.
Qu'est-ce que la science ?
En ce qui concerne la biologie voici une définition:
Avant tout, les biosciences sont des sciences expérimentales et se définissent par les caractéristiques suivantes :
1. Les connaissances sont fondées sur l'observation ou l'expérimentation.
2. C'est un ensemble de méthodes et de disciplines groupées autour des processus vivants et des interrelations entre les organismes vivants.
3. Elles existent dans un environnement d'hypothèses courantes plutôt que de certitudes.
4. Elles incluent des disciplines en changement rapide.
5. Ce sont des disciplines essentiellement pratiques et expérimentales .
(Sears & Wood, 2005, p.3 Traduction personnelle)
Pour un tableau très complet de ce que sont les compétences d'un biologiste (ici) (Hounsell, D., & al. 2002)
Avec cette définition la science est une manière de produire des connaissances où tout ce qu'on sait est basé sur des données expérimentales, et le savoir est hypothèses courantes.
Une science des conclusions
On sait bien que dans l'école il est très difficile de dépasser l'enseignement des conclusions :
A) "le SIDA est apparu en Afrique."
est bien plus facile que :
B) "Selon des études récentes il est très probable que le SIDA soit apparu en Afrique. Sur la base notamment de l'examen des échantillons de sang conservés datant de différente époques et les différentes souches pour leurs mutations, on peut extrapoler une origine vers 1930 (Cf Fig 25.17 du Campbell 2002) . D'autre part la présence d'un virus similaire chez le chimpanzé suggère une transmission à l'homme lors d'un contact sanguin ( chasse, par exemple) '' etc...
- Les élèves préfèrent A),
- Les parents ne vous enquiquineront pas avec A),
- on risque moins la controverse et les théories diverses sur l'origine du SIDA (fuite d'un labo, vaccin polio raté, expérience bio-militaire, etc).
- On risque moins de ne pas finir le programme avec A),
- On n'aura pas a justifier le choix A) devant qui que ce soit.
Le risque qu'on enseigne une conclusion plutôt qu'une démarche scientifique vers des connaissances "fondées sur l'observation ou l'expérimentation", et qui "existent dans un environnement d'hypothèses courantes plutôt que de certitudes".
Démarche scientifique : pourquoi ?
Pourtant l'acquisition de cette démarche est clairement un objectif pour la matu:
"Au terme de sa formation gymnasiale, l'élève a acquis la capacité de mettre en pratique une démarche scientifique, de la justifier et de la communiquer. " (Plan d'études du collège de Genève, 2005)
Une méthode scientifique générale ?
Cela pourrait donner à penser qu'il y a une méthode unique. Ceux qui ont étudié cela pensent plutôt que la recherche est ancrée dans une discipline :
"Ce serait une erreur de croire qu'il existe une méthode scientifique générale, universelle, qui pourrait s'appliquer à tous les exemples de recherches. Et pourtant, cette idée est largement répandue, aussi bien dans le grand public que chez les enseignants." (de Vecchi 2006, p. 46)
Démarche scientifique = OHERIC ?
On a souvent décrit la démarche scientifique par l'acronyme OHERIC, composé par André Giordan de l'UniGe à partir des initiales de chaque étape (observation, hypothèse, expérience, résultats, interprétation, conclusion). Il a montré que ce modèle ne correspond pas à la réalité de la démarche d'un chercheur en sciences. " OHERIC ne répond plus ; ... ce schéma prétendument dérivé de C. Bernard s'est vite avéré n'être qu'un schéma reconstruit, [...] et sans grande valeur formative, puisqu'il ne correspond ni à des procédures que peuvent suivre les élèves, ni au fonctionnement réel de l'activité scientifique. » (Astolfi, J. -P. in Vialle, B. 1999).
Cela a été longtemps le modèle dominant en France ( et l'est peut-être encore ici ou là : exemple )
Le principal reproche fait à ce modèle est de donner l'impression que l'investigation scientifique suit un schéma linéaire rigoureux comme un formel militaire.
Une démarche complexe guidée par des questions
La démarche scientifique est probablement beaucoup plus faite de va-et-vient entre hypothèses et expérimentation, dans un mouvement qu'on doit guider pour qu'il progresse vers une connaissance. Voir par exemple ici (F. Pellaud 2001) de l'équipe de Giordan.
Pour (Sandoval, 2003) par exemple elle est un processus itératif de questionnement, d'acquisition de données, d'interprétation et de conclusions. Susciter des questions et accompagner l'expérimentation pour leur trouver des réponses est ici central.
Si encourager les apprenants à une démarche scientifique c'est leur apprendre à étayer et développer activement leurs propres idées, cela entre en tension avec le souci de leur faire apprendre des savoirs clairement établis "scientifiquement prouvés" (Sandoval & Daniszewski, 2004).
Comme on l'a vu plus haut... il est bien difficile d'intégrer ces approches, et chacun tente de le faire à sa façon. Les occasions sont rares de mutualiser les réussites, et il n'est guère dans les habitudes des enseignants -partout- de partager leurs bonnes idées !
Modestie, crainte de se mettre en avant ?
Modestie, crainte de se mettre en avant ?
Qu'est-ce que l'expérimentation ?
De Vecchi (2006) - d'ailleurs un ouvrage intéressant et facile à lire, truffé d'exemples et de conseils pratiques - insiste sur l'importance d'aider à construire à travers l'expérimentation une compréhension du phénomène étudié.
Pour lui l'important n'est pas seulement de manipuler comme un simple exécutant au cerveau plutôt passif, mais de partir de situations qui ont du sens pour l'élève, de chercher à développer dans ces expériences l'invention d'un modèle, d'un principe général et ré-applicable.
Il faut les faire manipluer ?
Il faudrait donc baser la compréhension des élèves sur les données, mais tout faire pour ne pas rester dans la simple manipulation, aller vers une vraie compréhension. Mais alors c'est quoi comprendre, vraiment ?
Je propose comme définition de comprendre en biologie : "Il peut prédire ce que fait le système, la cellule, le ribosome, etc dans une situation non encore étudiée." Il y a alors de degrés de compréhension différents.
L'ExAO comme moyen de dépasser la manipulation pour aller vers la compréhension plus élevée ?
L'Expérimentation Assistée par Ordinateur (ExAO) a été beaucoup encouragée.
"On va gagner du temps! On va développer des habiletés de niveau supérieur, déléguant aux machines les aspects inintéressants, répétitifs, etc.
La mise en pratique a donné des résultats mitigés. La thèse de Brigitte Vialle a montré qu'on risque des problèmes causés par l'éloignement aux phénomènes biologiques. Dans certains cas, ils peuvent avoir l'impression de se retrouver servants d'un système technique qui décide à chaque moment de ce qui est possible voire de ce qui est souhaité." (Baron, G.-L., &al. 2004)
Ainsi l'ExAO n'est en soi ni une bonne ni une mauvaise démarche : c'est comment on la met en oeuvre qui détermine si elle est efficace ou non.
Après l'expérience : écrire pour comprendre ?
Une des pistes explorées est de mettre l'accent sur le prolongement des expériences dans des productions des élèves ( les rapports de labo sont un bon exemple) En France, dans les lycées on pratique les Travaux Personnels Encadrés (TPE) au lycée ou encore l'opération La Main à la Pâte à l'école primaire.
La réflexion sur la démarche scientifique : dans d'autres pays aussi !
Un très fort mouvement soutenu officiellement en France, intitulé "Main à la pâte" (site lamap.fr) initié par le physicien Georges Charpak (Historique ) favorise à l'école primaire une démarche de découverte, basée une réflexion sérieuse à propos de la nature expérimentale de la science.
Aux USA les directives officielle mettent en avant l'Inquiry : qui développe une vision de la science comme une démarche d'investigation, de nature cyclique ( Définition (An) ici très formelle et exemples d'usage aux USA) Discussion sur la base d'un exemple dans la revue Science.
Une démarche citoyenne?
Au-delà du contexte scientifique, c'est développer une certaine vision du citoyen que de défendre une approche où les idées sont acceptées parce qu'elles sont en accord avec les faits, les données et pour leur capacité à résister à la critique plutôt que parce qu'elles sont issues d'une personne d'autorité.
Enseigner la démarche expérimentale développe un certain état d'esprit, favorise la socialisation, la construction d'une pensée critique et permet d'apprendre à remplacer une argumentation s'appuyant sur la force, par les arguments de la logique et du raisonnement. (de Vecchi 2006, p. 260)
L'importance de la démarche scientifique est mise en avant... mais les moyens de l'enseigner ou de la développer font encore débat, on le voit.
Il y a cependant dans les publications des pistes qui sont déjà bien debroussaillées et de quoi gagner du temps en s'inspirant de ces ouvrages et des réussites et des analyses des uns et des autres ici ou ailleurs ...
Sources :
- Conférence des Directeurs du DIP Genève, & Collectif d'enseignants. (2005). Plan d'études Collège de Genève.
- Baron, G.-L., & Bruillard, E. (2004). Quelques réflexions autour des phénomènes de scolarisation des technologies. In L. Pochon & A. Marechal (Eds.), Entre technique et pédagogie. La création de contenus multimédias pour l'enseignement et la formation. (pp. 154-162).
- Catel, L. (2001). Écrire pour apprendre? Ecrire pour comprendre? Etat de la question. Aster(33), 17-47.
- De Vecchi, G. (2006). Enseigner l'expérimental en classe : pour une véritable éducation scientifique Paris: Hachette éducation.
- Faure-Vialle, B. (2001). L'Expérimentation Assistée par Ordinateur dans l'enseignement des sciences de la vie au lycée. Aide et obstacle à la rénovation de l'approche expérimentale. Doctorat, Université de la Réunion, La réunion.
- Giordan, A. (1998). Une didactique pour les sciences expérimentales. Paris: Belin.
- Hounsell, D., & McCune, V. (2002). Teaching-Learning Environments in Undergraduate Biology: Initial Perspectives and Findings Edinburgh: Economic & Social Research Council, Department of Higher and Community Education.
- Pellaud, Francine LDES, (2001) Enseigner les sciences... oui, mais comment et pourquoi? Université de Genèv Université d'été organisée par l'OCCE, juillet 2001
- Sandoval, W. A. (2003, June 2004 ). The inquiry paradox: why doing science doesn't necessarily change ideas about science. Paper presented at the Sixth Intl. Computer-Based Learning in Science Conference 2003 Nicosia, Cyprus.
- Sandoval, W. A., & Daniszewski, K. (2004). Mapping Trade-Offs in Teachers' Integration of Technology-Supported Inquiry in high School Science Classes. Journal of Science Education and Technology, 13(2).
- Sears, H., & Wood, E. (2005). Linking Teaching and Research in the Biosciences. Bioscience Education e-journal (BEE-j), 5. Vialle, B. (1999). Utilisation de l'ordinateur dans l'enseignement d'une science expérimentale: la biologie au lycée. EPI Enseignement Public et Informatique(93), 199.
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