Un point de vue épidémiologique
Avec les frimas la menace de la grippe H1N1 se précise, et les médias qui parlaient de "grippette" ou ironisaient sur la faible envie de se faire vacciner, commencent à jouer la carte catastrophiste (exemple), c'est peut-être le moment de tenter de comprendre les enjeux scientifiques de l'épidémie qui semble nous atteindre. Il y a quelques temps Bio-Tremplins du 20 Juillet faisait un premier point scientifique sur la question. Et avec la professeure Claire-Anne Siegrist au CMU à Genève, qui a bien voulu répondre à une interview virtuelle nous développons ici un point de vue épidémiologique et évolutif. Pas plus d'effets que la grippe saisonnière : pourquoi s'inquiéter ?
En effet, il semble que la grippe n'a pas des effets beaucoup plus graves que la grippe saisonnière. Alors pourquoi s'inquiéter ? Elle semble se transmettre beaucoup plus : chaque individu infecté risque d'en infecter beaucoup d'autres. Et on craint d'avoir une flambée très rapide qui pourrait toucher tant de personnes que les magasins, les transports, les services pourraient être rendus inopérants. Evidemment s'il n'y a personne pour vous vendre du pain ou du lait, ou... des médicaments, parce qu'ils sont tous malades en même temps, c'est un problème plus grave que les classiques 3 jours que vous passez au lit avec de la fièvre d'une grippe habituelle.Une vision épidémiologique
Alors que nos sociétés occidentales privilégient une vision individuelle de la gestion du risque et de sa propre santé, l'épidémiologie prend de la hauteur et étudie la dynamique de diffusion de l'agent pathogène dans une population. Au lieu d'attendre que l'individu soit malade et de regarder comment le soigner, elle cherche à comprendre comment agir sur la diffusion pour limiter le nombre de personnes qui tomberont malades.« Nous avons tendance à oublier à quel point nous sommes interdépendants. Nous oublions que sont les autres qui nous contaminent, et les autres que nous infectons à notre tour – sans le savoir, sans le vouloir... Et ces autres, ce n’est pas n’importe qui dont le sort nous importe peu, mais notre famille, nos amis, nos collègues, nos élèves ! C’est la mission de la santé publique que de déterminer ce qui peut être fait – et à quel moment d’une épidémie – pour protéger une collectivité et donc les individus qui la composent. » Siegrist, C.-A. (2009)
Le modèle SIR
On peut analyser numériquement une épidémie en considérant que la population est constituée d'individus Susceptibles, Infectious =infectieux, et Recovered : guéris et Résistants. Kermack, McKendrick (1927) Fig 1 : Le modèle SIR [img] Source : Wikipedia On appelle ce modèle SIR puisqu'on y considère les individus comme faisant partie de l'un des 3 groupes et passant de Susceptibles à Infectieux pour devenir guéris et donc Résistants. Source Fig 2 : Le modèle SIR permet d'explorer la dynamique d'une épidémie Bleu=Susceptible, Vert=Infectés, Rouge=guéris et Résistants, [img] Source : WikipediaL'épidémie cesse quand le nombre de de personnes susceptibles diminue.
Fig 3 : Selon les modèles de F. Carrant, fermer les écoles et les bureaux aurait un bon effet protecteur [img] Source : Tourbe, Caroline. (2009)
Des modèles bien plus sophistiqués ont été employés par Fabrice Carrat pour explorer divers scénarios (Tourbe, Caroline. (2009) Science et Vie IX09 p. 67 (extraits intranet.jpg) et mettent en évidence l'effet protecteur important de fermer les lieux où le virus se transmet beaucoup, notamment les écoles et les bureaux (Cf Fig 3).
« Le choix du moment est important. Par exemple, les écoles sont généralement fermées lorsqu’il y a une série d’élèves infectés… alors que c’est déjà trop tard pour avoir un impact sur la contamination ! L’autre facteur, c’est ce que deviennent les enfants dont les écoles sont fermées. Lorsque le Mexique a mis tout le monde à la maison pendant 5 jours, cela a suffit à interrompre la montée de l’épidémie. Mais lorsque certaines villes du Japon ont fermé les écoles et que les élèves se sont retrouvés dans des clubs de karaoké, l’effet a bien sûr été nul ! » Siegrist, C.-A. (2009)
Quelques conséquences prévisibles ...
Ce modèle SIR, bien que simple montre cependant bien que le développement de l'épidémie dépend beaucoup de la vitesse de la transition S->I : un taux qu'on appelle β I, avec β pour le taux d'infection, qui mesure en gros la probabilité d'attraper la maladie lors d'un contact entre un individu susceptible et un sujet infectieux. Le masque de protection agit ici. Évidemment ce facteur multiplie le nombre de personnes infectées I.
En d'autres termes pour éviter la propagation il apparait très important de rechercher les moyens de diminuer β ou I. Empêcher l'infection est donc plus utile que de les guérir une fois infectés. Cette vision conduit naturellement à une vision centrée sur la prévention plus que la guérison : les mesures d'hygiène (se laver les mains, tousser dans un mouchoir propre voire le coude plutôt que les mains, etc. Par exemple sur le site Pandemie.ch : se protéger et protéger autrui, mais aussi la vaccination,
« Les mesures d’hygiène permettent de freiner la propagation du virus, en interrompant – en partie et pour un temps – la chaîne de transmission. Elles ont du sens pendant les quelques semaines de montée de l’épidémie, devenant peu utiles lorsque le virus est partout…La difficulté est que ces mesures ne sont efficaces que pendant peu de temps : on peut se désinfecter les mains et toucher quelque chose de contaminé juste après ! Les mesures d’hygiène sont donc utiles en attendant les vaccins. » Siegrist, C.-A. (2009)
Les effets épidémiologiques d'un vaccin ?
On le sait, le système immunitaire agit plus fort et surtout plus vite lors d'une 2ème infection : on n'attrape par exemple les maladies de l'enfance (oreillons, rougeole,…) qu'une fois. Le vaccin agit en stimulant le système immunitaire avec des antigènes du virus pour déclencher cette première réaction préventivement. Ce n'est donc pas le vaccin – au sens de la substance inoculée – qui agit contre le virus, comme de nombreux élèves le pensent au départ, mais le système immunitaire qui est rendu plus réactif contre cet antigène du virus. Longtemps après que la substance du vaccin soit éliminée, le processus mis en route continue de faire effet : ici le terme de vaccin se réfère à l'effet de modification durable du système immunitaire.Fig 4 :Après la première infection ou le vaccin les anticorps sont déjà plus abondants et seront fabriqués avec moins de délai et en plus grande quantité [img] Source : Janeway (2001)
Or vacciner transforme un individu Susceptible directement en un individu Résistant. Ce qui diminue le nombre de personnes infectables et ralentit la progression de l'épidémie.
Par souci de concision et pour rester centré sur la compréhension scientifique nous avons finalement décidé que cette Bio-Tremplins ne traitera pas le débat sur les mouvements qui s'opposent aux vaccins pour diverses raisons.
Les vaccinés freinent l'explosion du virus.
Donc si un hypothétique M. Duschmoll tombe malade, il transmet la grippe 3-4 jours après le virus H1N1à d’autant plus de personnes que le virus est contagieux. Par exemple, M. Duschmoll contaminera 15 personnes non immunes s’il attrape la rougeole et 2-3 (R0 = disons 3) s’il attrape la grippe. Si ces personnes sont toutes vaccinées, personne d'autre ne sera contaminé et le foyer infectieux sera arrêté. Si 2 des ces 3 personnes ne sont pas vaccinées, elles peuvent tomber malade, bien sûr, mais surtout elles risquent de transmettre 3-4 jours plus tard chacune à 3 autres personnes le virus. Cela fait déjà 9 personnes contagieuses de plus... qui chacune peut contaminer 3 autres personnes ça en fait déjà ((9+3)*3)= 36 qui pourront chacune contaminer 3 autres.... etc. Ce chiffre de 3 est un peu pessimiste : Cohen, Jon. (2009), ici suggère que la grippe de 1918 avait un R0 entre 1.4 et 3. Et un "basic reproductive rate" (entre le moment de l'infection d'un individu et le moment où il commence a infecter les autres) d'environ 3 jours.Si M Duschmoll ou d'autres s'étaient vaccinés (le vaccin coûte quelques francs) ... Il y aurait beaucoup moins de malades et peut-être quelqu'un en pharmacie pour leur vendre du Tamiflu® de l'Aspirine®, des tisanes aux herbes ou des vitamines. Et au supermarché pour lui vendre des oranges. C'est donc au début, quand il y a très peu de malades qu'il est le plus efficace d'intervenir. Mais c'est le moment où il est difficile de voir (les malades sont rares) que l'épidémie est en train de se développer. Cela explique peut-être certains scepticismes ?
Les vaccins contre la grippe sont efficaces s’ils sont fait au moins 1-2 semaines avant la contamination. Pour la grippe saisonnière, les vaccins sont donnés en octobre-novembre – sachant que l’épidémie arrive entre décembre et février. Dans le cas d’une pandémie avec un nouveau virus, il faut plusieurs mois pour la production et l’évaluation des vaccins – si bien qu’il est souvent impossible de vacciner avant l’arrivée du virus. Mais comme tout le monde n’est pas infecté en même temps (une vague épidémique dure environ 3 mois et touche 20-30% de la population), il n’est pas trop tard pour vacciner même lorsque le nombre de cas rediminue. Et comme il est déjà « programmé » que la grippe A(H1N1 reviendra en hiver 2010, ce n’est pas trop tard pour tous ceux qui sont passé entre les gouttes… » Siegrist, C.-A. (2009)
Une responsabilité sociale ?
En somme au-delà du risque individuel de tomber malade, la vaccination protège aussi les autres, et les autres vaccinés nous protègent. C'est ainsi que la rougeole est devenue extrêmement rare, jusqu'à ce qu'elle réapparaisse dans des foyers non-vaccinés ce printemps. La question de la responsabilité de vacciner avait alors été posée cf extraits de quelques journaux de février 09.
« Certains n’ont pas peur de dire que pour eux, l’idéal c’est que tous les autres soient vaccinés : cela leur permet de se protéger sans devoir faire le vaccin ! Mais lorsque trop de gens pensent comme ça, le risque d’être infecté par ses proches devient très grand ! Il ne faut pas oublier qu’une société est composée de la somme de ses individus – et que le monde est composé de la somme de ses sociétés. Le virus de rougeole « made in Switzerland » a été exporté aux 4 coins du monde, y compris dans des pays pauvres n’ayant pas les ressources médicales pour prendre en charge les cas graves… » Siegrist, C.-A. (2009)
Simuler les effets du vaccin en classe pour comprendre ?
Epidoscope permet de mettre sur pied de travaux pratiques mettant en jeu la stratégie expérimentale et des raisonnements hypothético-déductifs. Il offre un environnement de travail axé sur la modélisation. qu’ils abordent par l’intermédiaire de représentations graphiques. Ce logiciel permet de simuler le développement d’une épidémie dans une population. L’utilisateur peut observer l’extension de la contagion, l’existence et le déplacement d’un foyer,.... Pour chaque simulation, un graphique visualise le nombre cumulé de personnes atteintes et le nombre d’agents infectieux actifs à chaque instant, deux modes de représentation courants d’une courbe épidémique. Il peut développer une stratégie expérimentale en posant des hypothèses sur l’effet de certaines variables, en réalisant une série de simulation et en répétant au besoin la simulation (reproductibilité). L'utilisateur dispose de trois variables "population" : "densité", "couverture vaccinale" et "mobilité" et de 4 variables liés à l'agent : transmissibilité (+/- équivalent à la virulence), propagatio, probabilité d'infection défini pour deux population : a) trois niveaux de résistance "naturelle" (pour non-vacciné) et trois niveaux d'efficacité d'un vaccin (pour vaccin), période contagieuse (temps relatif d'incubation + durée de la période contagieuse) Les scénarios pédagogiques sont à construire : On peut par exemple simuler investiguer des questions du type :
- Peut-on protéger une population avec un vaccin peu efficace ?
- Le vaccin protège t-il d'abord un individu ou bien une population ?
- Quel niveau de couverture vaccinale est suffisant pour un vaccin moyennement efficace contre une maladie très transmissible ?
Fig 4 :Epidoscope permet d'explorer les effets du vaccin entre autres sur le développement d'une épidémie. [img] Source : Conti, A. (2009)Ce logiciel est accessible depuis sur tous Mac du CO Genevois disposant de la configuration pédagogique : Dans le dock -> Dossier Didacticiel-> biologie ->biologie 9-> Dossier santé->Epidoscope
On peut downloader le logiciel pour Mac OSX ici La description est ici
Les recombinaisons et l'évolution du virus
Le virus est constitué de huit segments d'ARN simple brin. Lorsqu'une cellule est infectée par deux virus il arrive que des segments de l'un se retrouvent encapsulés avec des segments de l'autre : on a un virus recombiné. Comme avec nos chromosomes dont les recombinaisons produisent des nouveaux phénotypes avec la meiose et la fécondation, de nouvelles souches du virus sont ainsi produites lors d'infections avec des souches différentes. On a clairement montré en analysant les séquences de ces fragments que H1N1 est les résultat de telles combinaisons Cohen, Jon. (2009). SummaryFig 5 : la souche du virus A(H1N1) — dont le nom officiel est A/California/D4/2009 — se compose de huit segments (barres colorées) qui ont été recombinées au cours du temps avec d'autres souches de virus humains et d'autres espèces. Source Butler, Declan. (2009): How severe will the flu outbreak be? [img] Gavin Smith
Or plus on a de gens infectés, plus le risque augmente que se produise une telle recombinaison entre des souches qui auraient des capacités qui réunies augmentent la virulence ou le R0. C'est sans doute rare, mais l'évolution du virus au cours du siècle passé montre bien que quand cela s'est produit des épidémies sont apparues.
« Les nouveaux virus proviennent toujours des réservoirs animaux, d’où ils émergent après que 1, 2 ou X mutations leur permette de devenir capable d’infecter des humains, et de se transmettre d’un humain à l’autre. Pour la grippe, ces réservoirs sont les oiseaux (grippe aviaire – très grave mais peu contagieuse pour l’humain) ou les porcs (grippe porcine – très contagieuse mais peu grave pour l’humain en bonne santé). Le scénario catastrophe étant donc la recombinaison d’un virus aviaire très pathogène de type H5N1 avec un virus porcin ou humain très transmissible, comme H1N1…" Siegrist, C.-A. (2009)
Une perspective évolutive : le virus "mute "?
On dit parfois que "Le virus risque de muter pour devenir plus virulent". En fait il mute tout le temps (l'ARN simple brin est moins stable). Par exemple on observe 2% de changement du génome en 5 jours seulement chez un autre virus : celui de la polio (Alberts, B. 2002) le temps de passer de la bouche a l'intestin. "Autre exemple : les malades de la grippe traités par de l’antiviral (oseltamivir, Tamiflu®) excrètent des virus résistants après quelques jours." Siegrist, C.-A. (2009). Or comme la plupart de ces mutations sont défavorables - pour le virus - ou parfois neutres elles ne sont généralement pas détectées. Extrêmement rarement une de ces mutations est favorable – pour le virus, c'est à dire défavorable pour nous – et résulte en une souche de virus qui se multiplie plus vite, qui atteint plus de gens et dont nous prenons alors conscience. Les autres restent ignorées. La page Viralzone de UniProt montre plus de 250 souches qui ont été séquencées, juste pour la grippe A, et GenBank en recense actuellement près de 100'000 séquences du virus de la grippe. Sans parler des innombrables autres qui n'ont pas été séquencées… Nous baignons dans les mutations ! Sur la base de ces recombinaisons et mutations la sélection des virus mieux adaptés (hélas) produit l'évolution. Et notre système immunitaire réagit aussi par une forme de sélection des cellules produisant les anticorps les plus adaptés. Entre ces mutations, les recombinaisons, d'un coté et l'adaptation du système immunitaire, on a une sorte de course de vitesse évolutive. Dire que "le virus a muté" renforce l'idée fausse que les mutations seraient rares et dirigées dans un but. Une conception qui fera obstacle à une bonne compréhension de l'évolution. Si l'on veut qu'un jour les élèves comprennent l'évolution, il faut peut-être présenter sous leur vrai jour évolutif les variations et sélections qui se produisent avec les maladies...Sources
- Alberts, B., Bray, D., Lewis, J., Raff, M., Roberts, K., & Watson, J. (2002). Molecular biology of the cell. New York. On-line Edition
-
- Butler, Declan. (2009) How severe will the flu outbreak be? | Nature News5 May 2009 | doi:10.1038/459014a
- Bio-tremplins (2009) H1N1 : faut-il paniquer ? Comment se tenir à jour ... | 20 Juillet 2009
- Cohen, Jon. (2009). New Details on Virus's Promiscuous Past. Science 29 May 2009: 1127. Summary
- Conti, Alessandro (2009) Epidoscope, logiciel pour Mac OSX Dowlnoad
- Kermack, W. and McKendrick, A., 1927. A contribution to the mathematical theory of epidemics. Proc. R. Soc. London A 115, 700-721. 1. doi:
- Siegrist, C.-A. (2009) Inteview par e-mail, 09 propos recueillis par F. Lombard
- Tourbe, Caroline. (2009) Science et Vie IX09 p. 67 Extraits intranet.jpg
A propos de la grippe et des épidémies, on peut faire un petit travail pratique en classe, avec les élèves, où on donne une éprouvette remplie à moitié avec un liquide transparent à chaque élève, tous ont de l'eau sauf un qui a une base forte (NaOH, p. ex) et il ne le sait pas. Les élèves font des échanges entre eux, au hasard : l'un verse le contenu de son éprouvette dans celle de son camarade, puis le total est à nouveau séparé entre les deux. Après un certain nombre d'échanges, on ajoute un réactif au pH et on voit qui a été contaminé. On peut demander de retracer les échanges pour découvrir qui était à l'origine de la contamination. C'est impressionnant de rapidité et ça marque bien les élèves. C'est une idée qui nous a été transmise par Corinne Baur, enseignante de biologie à Voltaire, qui l'a elle-même trouvée sur un site SVT français. Nous l'utilisons au Collège et Ecole de commerce Nicolas-Bouvier dans l'OC sur des maladies, avec une petite histoire pour l'enrober (Club Med, "papillonnage" durant une semaine), en lien avec les MST.
RépondreSupprimerCédric Farinelli, enseignant de biologie
23 novembre 2009 16:06