Pourquoi le bec du toucan est-il si grand ?
Le toucan est équipé d'un bec qui fait le tiers de sa longueur et il pourrait bien renvoyer à Cyrano de Bergerac sa tirade : " c'est un peu court, jeune homme !" Or les raisons de sa taille énorme ont interpellé les esprits curieux depuis fort longtemps : Darwin supposait que c'était un ornement destiné à attirer les femelles. “toucans may owe the enormous size of their beaks to sexual selection, for the sake of displaying the diversified and vivid stripes of colour with which these organs are ornamented.” Darwin, C. (1871). On a évoqué aussi la cueillette de fruits. Mais il s'agissait d'hypothèses : on n'avait pas de données pour étayer ces explications. Une nouvelle dans la revue Science (Price, Michael. 2009. A Bird With a Big Air-Conditioning Bill) décrit une expérience qui apporte des éléments de réponse solidement étayés.
Tattersall, G. J. et al. (2009) ont pu mesurer par infrarouge comment la température du bec variait avec l'activité du Toucan Ramphastos toco : Ils ont observé que le bec se réchauffe (par endroits presque 40°C) juste avant que les oiseaux s'endorment, dissipant ainsi la chaleur et expliquant la baisse de température de l'animal lors de son sommeil. (Cf. Fig 1 et vidéo iciMovie s1). Ils ont aussi mesuré un animal qui volait et observé la température de l'animal monter de 6°C : le besoin de refroidissement est important.
Fig 1 : Le bec du Toucan dissipe efficacement la chaleur . L'image infrarouge à droite révèle des points chauds en orange-blanc (environ 40°C) où le toucan évacue de la chaleur. [img]Source Glenn Tattersall.
Pourquoi le bec ?
Fig 2 : Le bec du toucan est richement vascularisé : observer les vaisseaux que la transparence rend plus visibles. B :Coupe sagittale : L'os est très léger. C: La taille du bec grandit plus vite que le reste du corps ("scales with positive allometry"). [img] Source: Glenn Tattersall. Figure complète avec légende
Les oiseaux ne transpirent pas. Ni les éléphants, d'ailleurs. Les deux vivent dans des climats chauds et perdent peu de chaleur par leur corps (pour des raisons fort différentes -plumes ou surface corporelle relative cf. intranet ). C'est sans doute pourquoi chez ces espèces les individus qui ont reçu des extrémités disproportionnées ont eu plus de descendants et les actuels sont issus de ces rares individus déformés plutôt que des autres qui auraient pu paraitre plus harmonieux... Chez les éléphants la dissipation se fait par les oreilles (Cf. Fig 3), mais chez les toucans le bec - il ne fait qu'un vingtième du poids mais 30 à 50% de la surface du corps - parvient à dissiper quatre fois la production de chaleur de l'animal au repos : c'est aussi quatre fois plus efficace que les oreilles de l'éléphant.
Fig 3 : On explique souvent les oreilles des éléphants par la nécessité de dissiper ou d'économiser la chaleur. Elephant d'Afrique à G et d'Inde à Dr [img]Source :Taronga.org
Et en français ?
- Etienne, V.( 2009). C'est grâce à son bec que le toucan régule sa température. Science et Vie Septembre 2009 p. 18 extraits intranet.pdf
Le bec n'est-il pas lié au régime alimentaire ?
Certains objecteront comme Gary Ritchison, ornithologue à l'Eastern Kentucky University à Richmond, que cette étude démontre effectivement que les toucans utilisent leurs becs pour la thermorégulation, mais que cela ne prouve pas que ce soit le seul facteur qui explique son étonnante taille. Il y a tant d'autres facteurs comme la défense le régime alimentaire etc.
Tattersall acquiesce mais précise que désormais il faudra aussi prendre en compte la thermorégulation pour discuter l'évolution des becs. C'est un facteur parmi d'autres.
Comment mettre en perspective ?
On peut relever que justement pour bien comprendre cette information il est important de la mettre en perspective : Oui la thermorégulation est un facteur important de la forme du bec et comme cette information est nouvelle, c'est normal que les auteurs la mettent au premier plan, mais cela ne remplace pas tout ce qui a pu être dit sur le lien entre la forme du bec et le régime, cela complète et nuance. Chaque prof. de biologie saura le faire, mais ...qui apprendra aux élèves à recevoir avec du recul ce type d'information diffusée dans un journal gratuit, ou à la télé, et avec un ton tellement plus accrocheur et des images splendides, ... Comment l'élève saura-t-il ou elle intégrer cette nouvelle information à ce qu'on lui dit à l'école ? Si on ne l'aide pas à lier ce qui est dit en classe de biologie et dans les médias, ne risque-t-il ou elle pas de retenir ce que les médias sensationnalistes communiquent plutôt que les informations un peu sèches de certains livres ? Et au final de disqualifier l'école comme source d'information scientifique ?
De plus grands becs dans les climats chauds ?
Plus récemment, une équipe menée par Matt Symonds de l'Université de Melbourne en Australie, avec le même Tattersall a comparé 214 espèces d'oiseaux de différents points du globe pour voir si la taille de leurs becs variait avec le régime de température de leur habitat.
Les auteurs sont partis des résultats précédents en imagerie thermique montrant que de nombreux oiseaux dissipent de la chaleur par le bec (Cf. Fig. 4).Fig 4 : Images infrarouge de divers oiseaux . On voit combien le bec dissipe souvent bien la chaleur [img]Source :Symonds, Matthews, R. E. Tattersall, Glenn J. et al. (2010)
Ils ont trouvé chez tous ces groupes, sauf les pinsons (Estrildidae), un fort lien entre la taille du bec et la latitude, l'altitude ou la température minimale (Cf. Fig 5). Mais pas de corrélation avec la longueur des pattes. Cela suggère pour les auteurs que le bec est une plus importante source de dissipation thermique que les pattes, et que la nécessité de réguler la température a été un facteur important de l'évolution des becs.
Fig 5 : Le log de la longueur du bec corrèle bien avec la latitude (A), l'Altitude (B), et la température minimale (C). [img] Source : Source :Symonds, Matthews, R. E. Tattersall, Glenn J. et al. (2010) Extraits-Intranet.pdf
Symonds et al. fournissent donc des preuves robustes que les oiseaux des zones froides (en latitude ou en altitude) ont en général des becs plus petits relativement à leur corps. Comme par exemple les manchots (cf fig 6). Fig 6 : Le bec des manchots est relativement petit :Aptenodytes forsteri [img] Source : Naked scientist 27th Jun 2010 © Dbush @ Wikipedia
Les auteurs pensent que la chaleur favorise les grands becs pour la dissipation de chaleur, mais qu'il est plus probable que le froid limite la taille des becs. En effet un grand bec qui dissipe la chaleur serait un trop gros problème dans le froid quels que puissent être les avantages comme la communication ou l'attirance pour les partenaires, mais la chaleur permet à de nombreux autres paramètres de se manifester.
La loi d'Allen ressuscitée ?
La règle d'Allen (wikipedia) qui datait de 1877 prédit que les homéothermes des zones froides du globe évoluent vers des extrémités plus petites (oreilles, pattes, queues) que dans les climats chauds. Alors qu'on en trouve la trace -souvent sans mention explicite d'Allen – dans de nombreux ouvrages scolaires excellents cette loi était considérée par la plupart des chercheurs comme obsolète ((Scholander 1956) described the rule has having been “demolished”), mais les auteurs se font un plaisir de la remettre à l'honneur : c'est la première étude bien étayée qui la soutient.
Fig 7 : la loi de Allen prédit que les extrémités des animaux à sang chaud sont plus petites dans les climats froids. [img-intranet]Source: Fischesser, B., et al. (1996).
Ceux qui veulent une science des certitudes simples à apprendre seront perturbés. Mais pas beaucoup, car les livres scolaires n'avaient pas vraiment abandonné Allen... Ceux qui apprécient que la science remette en question ses théories lorsque de nouvelles données apparaissent et voient la science comme un débat permanent seront contents de la voir vivre.
" Les savoirs enseignés ne produisent plus des connaissances vivantes dans les publics scolaires conviés à révérer les œuvres – mathématiques ou autres – que l’enseignement prodigué leur impose de « connaître ». Ainsi, par exemple, on ne saura pas comment faire pour tracer une figure « trois fois plus petite » qu’une figure donnée […]. Mais on sera supposé connaître en détail les propriétés de l’homothétie ! Savoirs monumentaux insistants, connaissances effectives évanescentes... Chevallard, Y. (2004) |
Un monument de l'enseignement ?
Le temps seul dira si la loi de Allen renait ou restera un de ces savoirs scolaires ayant perdu contact avec la recherche (La "dégénérescence monumentaliste" de Chevallard) et qui n'existent que dans le monde de l'école, ou seulement comme un signe de reconnaissance des "instruits". Il cite le triangle de Pythagore, j'ajouterais aussi le "donneur universel" dans les groupes sanguins : très prisé dans les conversations, mais qui ne correspond pas à la pratique de transfusion en temps normal. (J'attends avec impatience vos réactions...)
De nouvelles données pour faire de la science en classe ?
Je ne sous-entends pas qu'il faudrait cesser d'enseigner ces exemples, mais suggère que les données récentes de Symonds, et al. permettent aux élèves –guidés activement par leurs enseignant-es – de construire un savoir scientifique qui s'appuie sur des données expérimentales pour élaborer une justification étayée : savoir décider scientifiquement ce qu'on accepte comme vrai. C'est une possibilité nouvelle qui nous est donnée de leur faire pratiquer la science. Chacun selon ses méthodes et son public. Par exemple de faire confronter par les élèves ces résultats récents aux ouvrages et documents scolaires, comme l'avait fait une enseignante qui a découvert que l'expérience des "4 goût sur la langue " ne correspond plus à ce qu'on sait ("Mettre les élèves dans le rôle de l'expert critique pour leur apprendre à trier ?" Bio-Tremplin du 6 janvier 2009). Elle dit qu'ils ont adoré être dans le rôle des experts, et ont pu développer un esprit critique constructif. L'autorité de la discipline biologie et de l'enseignante n'ont pas été compromis, mais renforcés.
Sources
- Chevallard, Y. (2004). La place des mathématiques vivantes dans l’éducation secondaire : transposition didactique des mathématiques et nouvelle épistémologie scolaire Paper presented at the 3e Université d’été Animath 22-27 août 2004 Saint-Flour (Cantal).
- Darwin, C. (1871).The Descent of Man: And Selection in relation to Sex, John Murray, London, 1871, Volume II, 1st edition, 1871, p. 227. (Accessed via: The Complete Work of Charles Darwin Online, <darwin-online.org.uk>).
- Etienne, V.( 2009). C'est grâce à son bec que le toucan régule sa température. Science et Vie Septembre 2009 p. 18 extraits intranet.pdf
- Fischesser, B., Dupuis-Tate, M. F., Moyne, M. L., & Sardat, N. (1996). Le guide illustré de l'écologie: Ed. de la Martinière: Cemagref Ed.
- Price, Michael (2009) A Bird With a Big Air-Conditioning Bill ScienceNOW Daily News 23 July 2009
- Pontzen, Andrew, Scales, Helen, SmithChris. (2010). Smaller beaks for colder climates. Naked scientist 27th Jun 2010
- Scholander, P. F. 1955. Evolution of climatic adaptation in homeo- therms. Evolution 9:15–26.
- Symonds, Matthews, R. E. Tattersall, Glenn J. et al. (2010). Geographical Variation in Bill Size across Bird Species Provides Evidence for Allen’s Rule. American Naturalist. Vol 176 (PDF) | Extraits-Intranet.pdf DOI: 10.1086/653666
- Valsler, Ben. O'Carroll, Diana. (2010).The secret of the Toucan's beak Naked scientist 24th July 2009
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