dimanche 14 août 2011

Les doigts fripés : comme des pneus pluie?

Les doigts fripés : une question d'élèves difficile ?

Il nous est tous arrivé de se demander - ou qu'un élève nous demande - pourquoi les doigts deviennent fripés dans l'eau. Une première hypothèse est qu'il s'agirait d'osmose.  Mais alors je me demande pourquoi le même effet dans l'eau douce hypotonique et dans l'eau de mer hypertonique ?  On devrait avoir un gonflement dans l'eau douce, or cet effet de crêtes et vallées évoque plutôt un dégonflement... Et pourquoi seulement les doigts et les pieds ? Dans une news de Nature, Yong, Ed (ici)  présente une hypothèse selon laquelle ces plis seraient activement produits sous le contrôle du système nerveux pour mieux évacuer l'eau lorsqu'on saisit un objet dans l'eau : un peu comme les profils des pneus pluie.
 L'image n'est pas accessible pour des raisons de copyright [cliquer pour l'image intranet
Fig 1 : Comme des pneus pluie, les doigts deviennent fripés pour mieux évacuer l'eau. 

Changizi & al. 2011 (ici), a étudié  les causes de ce mécanisme,  et il est tombés sur des recherches des années 30 qui montrent que si les nerfs sympathiques sont coupés par une blessure ou inactivés, ou si la vasoconstriciton est empêchée, la réaction ne se produit pas. Cela constitue même un test de l'intégrité du système nerveux (Tindall A, et al., 2006) Changizi précise aussi que nous partageons ces doigts fripés avec les autres primates. Il  a aussi observé de nombreux profils de doigts fripés (Cf. fig 2) et noté qu'ils dessinent une sorte d'arborescence peu ramifiée ou plutôt d'étoile déformée partant du point d'appui du doigt, s'écartant dans le sens proximal.

 L'image n'est pas accessible pour des raisons de copyright [cliquer pour l'image intranet  cliquer pour l'image intranet]
Fig 2 : Les "fripures" dessinent une sorte d'arborescence ou d'étoile déformée depuis le point d'appui du doigt, s'écartant dans le sens proximal. Source : Changizi, M., Weber, R., Kotecha, R. & Palazzo, J. (2011) 

Il écrit que ces arborescences correspondent au profil de drainage optimal pour l'évacuation de l'eau depuis le point du doigt où la pression est maximale ( cf fig 3c).

 L'image n'est pas accessible pour des raisons de copyright [cliquer pour l'image intranet]
Fig 3  : Les crêtes et vallées géographiques des montagnes et des bassins versants (a, b,d) dessinent un profil de drainage  correspondent bien au profil des doigts : il serait optimal pour l'évacuation de l'eau depuis le bout du doigt où la pression est maximale (c) Source : Changizi, M., Weber, R., Kotecha, R. & Palazzo, J. (2011)

Il observe que les crêtes et vallées géographiques (Cf. fig 3 a, b,d) dessinent un profil de drainage  similaires au profil des doigts et il défend l'idée que cela constitue un profil de drainage optimal pour l'évacuation de l'eau depuis les points où la pression est maximale (c). Il propose que ce profil ait été favorisé dans l'évolution pour évacuer l'eau lorsqu'on saisit des objets dans l'eau ou avec les doigts mouillés, un peu comme les pneus pluie qui évacuent l'eau par les cotés. Il note même que ce système pourrait être supérieur aux pneus puisqu'une fois l'eau évacuée toute la surface de la peau est en contact avec le substrat alors que les crêtes du pneu maintiennent une partie de la surface du pneu loin de la route et réduisent la surface d'adhérence. (C'est pour cela que par temps sec les pneus de compétition "Slick" sont lisses comme le pneu de gauche de la fig 1). Il défend son hypothèse en précisant que le temps pour que les doigts soient fripés (~5 minutes) est bien compatible avec son hypothèse : la réaction n'apparait pas lors d'un bref contact avec de l'eau (lors de la boisson, ou en mangeant un fruit qui dégouline par exemple) mais lors de conditions humides durables ou il peut aider a prévenir le glissement. Le mécanisme apparait aussi plus vite dans des conditions hypotoniques qui ont celles que nos ancêtres primates ont rencontrées (rosée, pluie). Enfin et surtout le fait que les seules parties du corps qui se fripent  soient les doigts et les pieds plaide fortement pour son hypothèse.

Pas une "vérité scientifique" mais un vrai débat scientifique !

Cette hypothèse est intéressante : elle propose un nouveau modèle pour expliquer les données. Elle étaye et argumente son affirmation, qui reste interrogative : le titre de l'article est "Are Wet-Induced Wrinkled Fingers Primate Rain Treads? " Cet article lance donc un débat, dans la littérature scientifique et les conférences – c'est le processus de la science.  Après pas mal d'échanges peut-être qu'un consensus s'établira. Ce débat peut être tortueux, ne rêvons pas, il est pollué par les enjeux sociaux, moraux, politiques qui font que les humains le sont, mais à la longue, la connaissance progresse. On a fini par accepter que la terre tourne autour du soleil. Ainsi le débat s'envenime puis se calme quand l'idée est acceptée par les scientifiques : le grand public l'appellera "vérité" jusqu'à ce que de nouvelles données relancent le débat. La News de Nature nous fait part de quelques bribes de ce débat : Un contre argument :  Xi Chen, un ingénieur en biomécanique de la Columbia University in New York dit que c'est un simple problème mécanique : quand les doigts sont immergés dans l'eau chaude, les vaisseaux se contractent et le tissus se rétrécit par rapport à la peau qui la recouvre et la fait se friper. Le neurochirurgien Ching-Hua Hsieh du Chang Gung Memorial Hospital à Kaohsiung, Taiwan rétorque que cette contre-hypothèse n'explique pas que les doigts se fripent aussi dans l'eau froide, ni que l'absence d'arrivée de sang prévienne le "fripage".

Et nous aussi on a le droit de débattre ?

Allez, je donne l'exemple et j'ajoute ma petite contribution au débat : quand Changizi évoque la supériorité des doigts fripés par rapport aux pneus pluie, je pense que cet argument ne prend pas en compte la vitesse : c'est peut-être optimal pour les doigts de s'aplatir pour adhérer plus, mais pour un pneu à 120km/h je ne pense pas que la peau aurait le temps de coller au goudron après avoir évacué l'eau. Les constructeurs de pneus ont sûrement étudié ce point-là... Enfin je pense. Et vous ?

L'image n'est pas accessible pour des raisons de copyright [cliquer pour l'image intranet]

Durant ce temps Changizi a naturellement commencé des expériences pour "le test ultime" de son hypothèse : explorer si les doigts fripés agrippent mieux dans les conditions mouillées.  C'est vrai que son article était faible pour ce qui est du test de son hypothèse : elle est bien construite, mais les expériences pour la mettre en défaut manquent. Ses premiers résultats sont encourageants : "The results thus far suggest that, yes, being pruney helps."  Ces résultats seront sans doute publiés un jour, puis discutés et critiqués bien sûr ! Pour le moment il n'y a pas de certitude : on peut croire ou non, mais la connaissance scientifique reste incertaine par définition susceptible de changer avec de nouvelles données. Il y a donc débat. Nous pouvons le suivre, ou lancer nos neurones avec délice sur les pistes ouvertes par cet article.  Et peut-être ceux de nos élèves ? Cet article pose un problème qui permet d'envisager des expériences qu'on pourrait faire en classe : tester le temps d'apparition des doigts fripés, vérifier si la concentration en sel de l'eau a un effet, si la température a un effet sur la vitesse d'apparition ? Et bien sûr si l'effet d'adhérence accrue se confirme. 

Sur un plan éducatif, une question qui "titille" : une question féconde ?

C'est une belle question : si on prend la peine d'aider les élèves à  comprendre le problème elle peut lancer une investigation : elle est ouverte, féconde, permet d'explorer plus spécifiquement l'osmose, ou la régulation de l'irrigation, le système nerveux végétatif, les parentés évolutives entre primates,  etc.

 L'image n'est pas accessible pour des raisons de copyright [cliquer pour l'image intranet]

C'est aussi une façon de montrer aux élèves la science non pas comme une somme de vérités définitives à connaître mais comme un processus : Une manière de valider, basé sur des données, par l'argumentation. Une science qui trébuche peut-être, mais avance ! Une science ou on accepte qu'il n'y a pas de certitude définitive. Et donner aux élèves la chance de déguster la saveur de connaître scientifiquement : d'argumenter et de discuter eux-mêmes, si on leur fournit les données, un peu de cadre et d'encouragement et pas seulement les conclusions...  Apprendre à décider sur la base des faits et des  éléments du débat, accepter les incertitude c'est aussi mûrir et devenir citoyen responsable.
 
Bio-Tremplins vous aide  à disposer plus facilement des données et du cadre : c'est un Tremplin vers les articles d'origine où les trouver !

Ils sont indiqués ci-dessous et le numéro de référence doi: permet de les retrouver

La plateforme Expériment@l de la faculté des  sciences vous offre l'accès aux articles originaux : 

Sources

  • Changizi, M., Weber, R., Kotecha, R. & Palazzo, J. (2011), Are Wet-Induced Wrinkled Fingers Primate Rain Treads?  Brain Behav. Evol. doi:10.1159/000328223 (notez que celui-ci ne marche pas à l'heure ou j'écris ces lignes, je l'ai signalé il sera réparé je pense)| par contre voici l'article ici pdf
  • Tindall A, Dawood R, Povlsen B (2006): Case of the month: the skin wrinkle test – a simple nerve injury test for paediatric and uncooperative patients. Emerg Med J 23:883–886. doi:10.1136/emj.2005.031377
  • Yong, Ed. (2011), Pruney fingers grip better, Nature News, 28 June 2011; | doi:10.1038/news.2011.38

Aucun commentaire:

Enregistrer un commentaire