lundi 9 mai 2016

Les ondes gravitationnelles : le couronnement d’un énorme travail et une fenêtre sur l'astrophysique du futur.


En lien avec la récente confirmation des ondes gravitationnelles, voici une contribution de Dr. Alice Gasparini; Collège Rousseau/UniGe

La première détection directe d'ondes gravitationnelles : le couronnement d'un énorme travail et une fenêtre sur l'astrophysique du futur. 


Alice Gasparini (Alice.Gasparini@unige.ch)[1]

En novembre 1915 Albert Einstein proposait une nouvelle vision de la gravité : la chute libre d'une masse m n'est pas le résultat d'une force d'attraction d'un astre massif sur m, mais plutôt une nouvelle inertie dans un espace-temps courbé par la présence de l'astre. Une conséquence remarquable des équations d'Einstein est la prévision que les modifications de la courbure de l'espace-temps (modifications dues à des distributions de masses dynamiques comme une collision d'objets compacts, ou l'explosion d'une supernova) engendrent des perturbations qui se propagent comme des ondes.
En effet, de même qu'un caillou lancé dans un lac d'eau calme produit des ondes à la surface de l'eau, ce type d'événements produisent des ondes de courbure de l'espace-temps : les ondes gravitationnelles[i].
La théorie d'Einstein date de 1915, mais la question de savoir si les solutions mathématiques correspondant aux ondes gravitationnelles avaient une réalité physique a été longuement débattue:

Einstein lui même, dans une première version d'un article écrit avec Nathan Rosen en 1937, en niait l'existence.
Crédit image: Blayne Heckel

C'est seulement en 1957 que la question a été définitivement résolue, au moins du point de vue théorique : lors de la conférence de Chapel Hill, Felix Pirani et Hermann Bondi montrèrent que l'effet d'une onde gravitationnelle traversant un cercle de masses en chute libre perpendiculairement au plan du cercle, est de déformer ce cercle, en étirant et en comprimant de manière alternée les deux directions perpendiculaires.
C'est à partir de cette date que le défi de la détection d'ondes gravitationnelles a été ouvert à la communauté scientifique. Comme pour d'autres prévisions de la RG, ce défi expérimental était au delà des technologies de l'époque, et à la limite de celles actuelles : la nature de l'interaction gravitationnelle étant très faible, ses effets sont extrêmement difficiles à détecter, et ce malgré le fait que les événements qui les génèrent soient les plus violents et les plus énergétiques de l'Univers. L'effet d'une onde générée par un de ces événements sur un détecteur placé sur Terre est une variation DL de la distance entre deux masses de l'ordre DL/L ~ 10-21 , où L est la distance entre les deux masses. Il va sans dire qu'au cours du siècle dernier, ce chiffre fut à la base du pessimisme d'un grand nombre de scientifiques concernant la possibilité d'une détection de ces ondes. Pourtant, en 1974 Russel Hulse et Joseph Taylor découvrirent un système binaire PSR B1913+16 contenant un pulsar. La diminution de la période de rotation de cette binaire sur 27 ans de mesures - en parfait accord avec la prédiction de la relativité générale - fourni la première preuve expérimentale, mais indirecte, de l'existence des ondes gravitationnelles : le taux de perte d'énergie de rotation de ce système ne peut pas s'expliquer sans l'existence de ces ondes, et cette découverte a été couronnée par le prix Nobel en 1993.
Alors que Hulse et Taylor faisaient leur observation, d'autres physiciens cherchaient un moyen de parvenir à une détection directe. La première génération de détecteurs a été celle des barres métalliques résonnantes : la barre de Weber dans les années 1960, suivie par des réseaux de barres résonnantes cryogéniques, et de sphères cryogéniques. Mais cette technologie n'est jamais parvenue à des sensibilités suffisantes. Il fallait une autre direction : ce fut l'interféromètre de Michelson-Morley (le même qui, en ne mesurant pas de vent d'éther, avait montré le besoin d'une nouvelle théorie de la Relativité). Le développement des technologies nécessaires a permis, au début des années 2000, la construction des premiers grands interféromètres laser : TAMA 300 au Japon, GEO 600 en Allemagne, VIRGO en Italie et les deux LIGO aux Etats Unis : Hanford, (H1, Washington) et Livingston (L1. Louisiana). Il aura donc fallu attendre plus qu'un demi siècle de travail et d'étroite collaboration entre expérimentateurs et théoriciens de toute la planète, pour pouvoir annoncer une première détection directe, le 14 septembre 2015, pile 100 ans après la première publication de la théorie de la Relativité Genérale.
Les interféromètres terrestres peuvent mesurer les ondes gravitationnelles d'une fréquence entre la dizaine et le millier d'Hertz, générées par des collisions d'objets compacts stellaires (étoiles à neutrons ou trous noirs) ou des explosions de supernova. LIGO consiste en un faisceau laser d'un diamètre de 12 cm séparé par un miroir semi transparent en deux faisceaux dirigés dans deux directions perpendiculaires et réfléchis à une distance L =4 km pour les faire interférer. La variation des distances parcourues par les deux faisceaux (DL qui est donc de l'ordre de 10-18m, soit un cent millionième de la taille d'un atome !) cause une différence de phase, et donc une variation de la figure d'interférence.
Pour que la sensibilité soit suffisante pour la détection d'une onde gravitationnelle, ces interféromètres ont été énormément améliorés par rapport à la version de Michelson Morley : par exemple, en « allongeant » L, la distance effective parcourue par chaque faisceau, (et donc aussi le DL) par une cavité résonnante dans chaque bras, qui multiplie les allers-retours de chaque faisceau avant l'interférence, et donc l'effet d'une onde sur le déphasage, d'un facteur 300. De plus un système de recyclage du faisceau permet d'avoir une puissance circulant dans chaque cavité de 100kW alors même que l'interféromètre n'est alimenté que par un laser de 20W. Le tout est entouré de nombreux dispositifs à haute technologie pour minimiser les multiples sources de bruit : sismique (à de basses fréquences), thermique (fréquences intermédiaires) et le « shot noise » des photons à hautes fréquences.
Mis à part la source du laser, toutes les composantes sont isolées en utilisant des technologies d'ultravide les plus avancée : ces détecteurs contiennent le plus grand volume de vide jamais construit. Impensables il y a encore dix ans, ces technologies  ont permis aux deux interféromètres LIGO d'atteindre la sensibilité souhaitée pour la première fois en 2015.
Crédit image : B. P. Abbott et al. PRL 116, 061102 (2016)
Leurs courbes de sensibilité sont reproduites dans le graphique ci-dessus.

Malgré tous les efforts faits pour pousser la sensibilité des ces détecteurs au maximum, le bruit reste significatif par rapport au signal, tellement celui-ci est faible. Cependant, pour chaque type de source, on peut pré-calculer la forme des signaux sur la base de modèles théoriques combinés aux simulations numériques. Il devient alors possible, à l'aide d'une analyse statistique sophistiquée, d'extraire du bruit la forme du signal attendu. De plus, l'utilisation de réseaux de détecteurs permet de ne tenir compte que des événements enregistrés simultanément dans plusieurs détecteurs, ce qui écarte les « fausses alertes ». Il existe bien une probabilité d'avoir des coïncidences accidentelles (non dues à une onde gravitationnelle) entre deux détecteurs mais on peut quantifier cette probabilité en refaisant l'analyse après avoir artificiellement décalé le signal de l'un des détecteurs car, dans cette situations, les coïncidences sont toutes accidentelles. De manière générale, plus un signal se prolonge plus il devient facile de l'extraire du bruit. Il n'est donc pas étonnant que la toute première détection soit un signal correspondant à la phase finale de la collision entre deux objets compacts qui à pu être suivie, par les deux LIGO, sur une durée de 0,45s. Selon l'analyse statistique mentionnée ci dessus, cette observation coïncidente a un probabilité inférieure à 2×10-7 d'être une fausse alerte (cela signifie qu'il faudrait prendre des mesures pour une durée de l'ordre de 200000 ans pour qu'une coïncidence accidentelle de ce type se produise en l'absence de signal !)

Crédit images : B. P. Abbott et al. PRL 116, 061102.        
Les caractéristiques du signal combinées au modèle relativiste ne laissent donc pas de doutes quant à la nature du système produisant la radiation. Il s'agit de la coalescence d'un système binaire formé de deux corps extrêmement compactes pesant chacun une trentaine de masses solaires orbitant l'un autour de l'autre à une distance de quelques centaines de km. On observe d'abord 8 périodes allant de 35Hz à 150Hz, où l'amplitude du signal atteint son maximum, ensuite la phase correspondant à la collision et la stabilisation du trou noir final, qui irradie dans ses modes « quasi-normaux ».

L'image ci-contre, en haut, montre le résultat des simulations du signal en utilisant la modèle relativiste avec les paramètres qui reproduisent le mieux le signal : deux corps de 29 et 36 masses solaires qui orbitent à une distance d'à peine 350km, à une distance de la Terre de 410Mpc (z = 0,09). L'image du bas montre la vitesse relative orbitale v/c en vert, ainsi que la distance entre les deux corps avec comme unité leur rayon de Schwarzschild. Le rayon de Schwarzschild 2GM/c2 de ce type d'objets étant de l'ordre de 200km, et au vu de la fréquence élevée du signal, il ne peut s'agir que d'un couple de trous noirs. On peut exclure que l'un des corps soit une étoile à neutrons, car celles-ci ne peuvent pas être plus massive que 3 fois la masse du Soleil.
Cette détection questionne les modèles astrophysiques de formation des trous noirs existants[ii] dans l'Univers : ces modèles prévoient une borne supérieure pour la masse de trous noirs d'origine stellaire de 15 masse solaires : la présence de trous noirs d'une trentaine de masses solaires reste donc à expliquer. De plus, la détection nous révèle que le trou noir final est de 62 masses solaires, ce qui signifie que, lors de cette collision, 3 masses solaires ont été converties en radiation : environ 5% de la masse de départ. À titre comparatif, lors des réaction nucléaires les plus énergétiques –comme  la fusion de l'hélium – ce taux de conversion est d'environ 0,005%, soit 3 ordres de grandeur plus petit. La coalescence durant moins qu'un demi seconde, cela se traduit par un pic de puissance radiative d'environ 200Mc2/s ou 4×1049 W, plus que toute la radiation lumineuse produite dans l'Univers observable !
On comprend donc pourquoi la capacité à détecter des événements de ce type a des conséquences extraordinaire pour le futur de la physique : contrairement aux mesures des ondes électromagnétiques et des neutrinos, la fenêtre des ondes gravitationnelles est la seule qui nous permet d'accéder à des événements aussi énergétiques, produits uniquement par de systèmes où la Relativité Générale domine, comme l'horizon des trous noirs, où le paramètre GM/c2R ~ 1. L'étude de ces événements, jusqu'ici observés uniquement de manière indirecte par le biais électromagnétique des rayons X, permet de tester la Relativité Générale, et de poser des contraintes sur le modèles théoriques qui vont au delà, comme les théories de cordes ou de gravité quantifiée.

Depuis la détection en septembre 2015, LIGO a encore été amélioré : pour l'année 2016 il pourra observer un volume 3 fois plus grand qu'en 2015. Un gain d'un facteur 10 dans la sensibilité de nos détecteurs correspond à une vision 10 fois plus loin dans l'espace, donc un volume 1000 fois plus grand et une augmentation de la fréquence de détection de tels événements. Lors des années à venir on attend donc d'autres détections de ce type qui enrichiront notre connaissance du cosmos.

Par la suite, un vrai réseau d'interféromètres sera opérationnel, incluant VIRGO, GEO et TAMA. Ces instruments, résultat des efforts théoriques et expérimentaux faits par les scientifiques du monde entier, devrait nous apporter de nouvelles connaissances et, qui sait, de nouvelles surprises. À cela s'ajoute le projet du lancement d'un interféromètre spatial : LISA, proposé actuellement pour 2034. En orbite, et donc affranchit des bruits sismiques, ce détecteur est conçu pour détecter des ondes gravitationnelles de plus basse fréquence, entre 10-4 et 1 Hz, émises par des masses de l'ordre de 106M, comme les trous noirs supermassifs tapis dans le noyaux des galaxies.

2015 a été l'année du centenaire de la découverte de la Relativité Générale et celui de la détection directe des ondes gravitationnelles. Plus qu'une ligne d'arrivée, cette première détection marque le début d'une nouvelle astronomie qui traque les événements les plus violents du cosmos produit par les objets les plus compactes que l'on puissent imaginer : les trous noirs. Gardez un œil sur les ondes gravitationnelles : nous allons au devant de découvertes spectaculaires ! [iii]. 
 



[1] Dr. Alice Gasparini, enseignante de physique et mathématique au Collège de Genève et collaboratrice scientifique dans un projet éducatif de SwissMAP (http://www.nccr-swissmap.ch/) avec l'équipe de Didactique de la Physique à l'UniGe.



[i]                 Une vidéo sympathique illustrant l'effet des ondes gravitationnelles se trouve à l'adresse suivante : https://www.youtube.com/watch?v=s06_jRK939I
[ii]                Une liste de trous noirs observés par leur émission des rayons x est accessible à l'adresse suivante : http://www.johnstonsarchive.net/relativity/bhctable.html
[iii]               Et pourquoi pas partager cela avec le élèves : dans le cadre du projet pédagogique lancé par SwissMAP en occasion du centenaire, des activités pédagogiques d'introduction à la RG pour collégiens ont été créés et sont disponibles sur le site de SwissMAP (un cours complet d'introduction à la Cosmologie Moderne et huit séries d'exercices et activités). Contact :  Alice.Gasparini@unige.ch

A voir aussi :
- la contribution experiment@l par  F. Lombard et L. Weiss du 26/2/2016 et les références mentionnées :
- la contribution dans « Nature » du 24/2/2016, http://www.nature.com/nature/journal/v531/n7592/full/nature17306.html

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